Les cours boursiers des entreprises liées à l’intelligence artificielle frôlent des sommets stratosphériques en ce début d’année 2024. NVIDIA, fleuron américain des semiconducteurs, a vu son action s’envoler de près de 280% en 2023. AMD, son concurrent direct, affiche une hausse tout aussi impressionnante de 137%.
Dans leur sillage, de nombreuses autres valeurs technologiques tirent la langue, portées par l’euphorie ambiante autour de l’IA.
Pour certains analystes, ce vent de folie n’est que le prélude à une nouvelle bulle spéculative déconnectée des réalités économiques. Les fantômes de la bulle Internet début 2000 ou de la tulipomanie au 17ème siècle hantent les esprits des investisseurs avertis.
D’autres y voient au contraire les prémices d’une 5ème révolution industrielle, éblouissante et incontournable, qui bouleversera tous les pans de notre société.
Dans les deux cas, le spectacle est saisissant. Les cours ne cessent d’être revus à la hausse par une cohorte d’analystes, tant les volumes d’échanges atteignent des niveaux record. L’engouement pour l’IA génère une frénésie sans précédent sur les marchés financiers.
Alors, véritable disruption ou simple emballement boursier ? Pour tenter d’y voir plus clair, il convient d’analyser dans le détail les mécanismes à l’œuvre et de regarder les signaux d’alerte au plus près.
Qu’est-ce qu’une bulle spéculative ?
Avant de se pencher sur le cas de l’intelligence artificielle, il convient de bien définir ce qu’est une bulle spéculative. Ce phénomène économique et financier n’est malheureusement pas un concept nouveau. L’histoire regorge d’exemples parfois spectaculaires de ces envolées irrationnelles des cours boursiers.
La bulle spéculative trouve généralement son origine dans un événement ou une innovation réelle, porteuse de perspectives de croissance prometteuses.
Les premiers investisseurs à se positionner engrangent des gains importants, attirant petit à petit une cohorte toujours plus large de spéculateurs, mus par la crainte de manquer le prochain eldorado financier (le fameux « Fear Of Missing Out » ou FOMO).
Cette frénésie autoalimentée crée alors une véritable déconnexion entre les cours boursiers et les fondamentaux économiques réels des entreprises concernées. Les valorisations deviennent progressivement démesurées jusqu’à atteindre un point de rupture où la bulle finit par éclater dans un terrible mouvement de correction boursière.
La bulle Internet des années 2000 a vu les valorisations d’entreprises technologiques s’envoler de façon délirante, avant un éclatement retentissant marqué par de nombreuses faillites comme celles des pionniers WorldCom ou Boo.com.
Le saviez-vous?
La première bulle spéculative remonte au XVIIème siècle aux Pays-Bas avec… la tulipe! Une rareté exotique à l’époque qui s’arachait à des fortunes, certaines ventes étant même validées par des notaires.
Le marché de l’IA en chiffres
Les performances incroyables des valeurs liées à l’intelligence artificielle ces derniers mois ne sont pas une lubie passagère des marchés financiers. Elles reflètent l’incroyable dynamisme d’un secteur en pleine effervescence depuis plusieurs années déjà.
En 2023, l’indice boursier Nasdaq AI and Robotics qui regroupe 85 des plus grandes entreprises du domaine a bondi de 46,67%, dont 33% rien que sur l’année écoulée. Son cousin, le MSCI IMI Robotics & AI, plus large avec 166 valeurs référencées, a pour sa part flambé de 102% depuis son lancement en 2019, et de 28% sur la dernière année
Des hausses qui paraissent presque raisonnables au regard des envolées individuelles de certains poids lourds de la tech. À la tête du peloton, on trouve évidemment le champion américain NVIDIA avec une flambée de 278% en 2023. Un succès spéculatif retentissant porté par l’enthousiasme autour de sa nouvelle puce dédiée à l’IA, la H100.
Mais NVIDIA est loin d’être un cas isolé. Son concurrent AMD a vu son cours augmenter de 137% pendant que d’autres leaders comme la Finlandaise Advantest ou l’Américaine Crowdstrike affichaient des hausses respectives de 180% et 164%.
Au total, le secteur des semi-conducteurs spécialisés dans l’IA représenterait déjà plusieurs centaines de milliards de dollars de revenus par an et pourrait être multiplié par 3 d’ici fin 2024 selon les estimations les plus enthousiastes.
Le saviez-vous?
NVIDIA a été fondée en 1993 par Jen-Hsun Huang, un ancien ingénieur de AMD, et Chris Malachowsky, un ingénieur électricien. Le nom de la société dérivait du mot latin pour « invidere » signifiant « envie ».
Évaluation des valorisations : est-ce une bulle ?
Face à de telles performances boursières, la question explosive revient inévitablement sur le devant de la scène : le secteur de l’IA n’est-il pas tout simplement en train de se transformer en bulle spéculative démesurée ? Pour tenter d’y répondre, les analystes financiers se penchent attentivement sur les ratios-clés utilisés pour jauger les valorisations.
Le PER (pas le Plan Épargne Retraite, mais le ratio cours/bénéfices) des leaders de la tech comme Microsoft ou Cisco Systems reste globalement contenu, oscillant entre 17 et 35 sur les dernières années. Celui d’Apple, après une hausse marquée, plafonne désormais à environ 28. Rien d’extravagant à ce stade.
Mais dès que l’on s’intéresse aux concepteurs de puces intelligentes comme Intel ou NVIDIA, au cœur de la révolution de l’IA, les chiffres donnent le vertige : les PER ont bondi respectivement à 126 et… 117 ! Soit environ 4 fois la moyenne historique du secteur technologique.
L’analyse du ratio capitalisation boursière/chiffre d’affaires (C/B) confirme cet écart sidérant. Quand Apple, Microsoft ou Cisco affichent des niveaux raisonnables compris entre 4 et 11, celui de NVIDIA culmine à 18,6. Autrement dit, il faut investir près de 19 dollars pour espérer 1 dollar de chiffre d’affaires chez le spécialiste des semi-conducteurs.
De tels niveaux de valorisation sont habituellement le signe d’un pari fou des investisseurs sur un potentiel de croissance extraordinaire à très long terme. Une bulle spéculative en germe ? Le débat fait déjà rage chez les experts.
Le saviez-vous?
Les tulipes et internet ne sont pas les seuls exemples de bulles spéculatives que le monde ait connu. Vers 1720 c’était des sociétés comme la South-Sea Company ou la Compagnie de la Louisiane qui étaient concernées et dans les années 2000, c’était l’immobilier qui avait déclenché une crise financière mondiale.
Les risques d’éclatement de la bulle
Si bulle spéculative il y a sur le secteur de l’intelligence artificielle, alors quels seraient les principaux risques susceptibles de la faire éclater ? Les analystes pointent du doigt plusieurs facteurs déstabilisateurs majeurs.
Tout d’abord, les tensions géopolitiques exacerbées ces derniers mois autour de Taïwan menacent sérieusement les chaînes d’approvisionnement en semi-conducteurs de pointe.
Une réintégration de force de l’île dans le giron chinois pourrait paralyser toute une partie de la production mondiale de puces électroniques, avec des conséquences imprévisibles sur les cours boursiers du secteur.
Le conflit qui sévit actuellement en mer Rouge perturbe également les routes maritimes empruntées par de nombreux navires transportant ces précieux composants. Sans parler de la guerre en Israel, important pôle technologique de la région.
Mais le plus gros danger guette peut-être du côté de l’économie américaine. Malgré une croissance surprise en 2023, de nombreux experts s’attendent à ce que la politique de relèvement des taux directeurs de la Réserve fédérale finisse par provoquer une récession l’année prochaine.
Une menace prise très au sérieux par la Banque Centrale Européenne qui constate déjà une recrudescence des défauts de paiement sur les crédits.
C’est d’ailleurs l’avis répété du gourou de Wall Street Michael Burry, la « Cassandre » des marchés. Cet investisseur décrié, mais redouté a déjà parié près de 50 millions de dollars sur un effondrement du secteur des semi-conducteurs à très court terme.
Un pari qu’il a certes loupé pour l’instant, mais qu’il pourrait bien voir se réaliser avec l’entrée en récession américaine.
Dans ce cas, selon différents modèles économiques, les marchés actions pourraient alors s’écrouler de 30% en moyenne. Un véritable cataclysme pour le secteur de l’IA actuellement survalorisé.
Le saviez-vous?
L’île de Taiwan gérait en 2020 63% de la fonderie de semi-conducteur mondial, pas mal pour une île un poil plus grande que la Bretagne
Conclusion
Au terme de cette analyse, il apparaît difficile de trancher définitivement la question. Les arguments des deux camps, celui des partisans d’une bulle spéculative et celui des tenants d’une nouvelle révolution industrielle, se tiennent avec leurs forces et leurs faiblesses respectives.
D’un côté, les valorisations stratosphériques de certaines valeurs de l’IA comme NVIDIA ou Intel dépassent largement les niveaux habituellement considérés comme raisonnables.
Les ratios boursiers clés comme le PER ou le C/B affichent des chiffres donnant le vertige, supérieurs aux moyennes historiques et proches des seuils atteints lors des bulles précédentes. Un emballement irrationnel semble bel et bien à l’œuvre.
Mais d’un autre côté, l’enthousiasme actuel des marchés trouve ses racines dans des avancées technologiques majeures, aux implications considérables pour de multiples secteurs économiques. L’intelligence artificielle n’est pas une lubie passagère, mais bien un tsunami capable de bouleverser durablement nos modes de production et de consommation.
Dans ce contexte d’innovation fulgurante, mais d’euphorie possiblement excessive, la prudence reste de mise pour les investisseurs. Se laisser griser par les promesses alléchantes sans prêter attention aux signaux d’alerte serait une erreur.
Comme le rappellent les experts, une approche raisonnée et une vision à long terme sont les clés pour traverser en bon ordre d’éventuelles turbulences à venir.
Car que l’IA s’avère être la 5ème révolution industrielle ou juste une bulle de plus sur les marchés financiers, une chose est désormais certaine : le monde de demain en sera profondément transformé. Reste à en déterminer les contours avec discernement.