Derrière les immenses tours de verre de Wall Street où s’activent les grands noms de la finance américaine, opère dans l’ombre un empire méconnu mais d’une puissance redoutable. Au fil des années, ce géant discret a patiemment tissé sa toile, prenant un poids si colossal qu’il défie désormais les poids lourds historiques de la finance.
Son nom ? Blackstone. À sa tête, un homme à l’allure de bureaucrate sans histoire, Stephen Schwarzman. Et pourtant, ce milliardaire de 76 ans aux cravates impeccables contrôle aujourd’hui un fonds spéculatif aux tentacules planétaires, véritable kraken de 1000 milliards de dollars d’actifs sous gestion.
Parti de “presque rien” il y a 40 ans, l’ancien banquier new-yorkais a su transformer Blackstone en machine de guerre financière, se frayant sans relâche un chemin vers les sommets d’une richesse et d’une influence insoupçonnées.
Des rouages d’un système dérégulé et d’un appétit sans bornes pour la spéculation sont nés les plus gros profits de l’histoire de la finance mondiale.
Mais dans les coulisses de cette fantastique réussite se cachent également les dérives d’un capitalisme débridé : des stratagèmes d’optimisation fiscale douteux, un paradis réglementaire propice aux excès, et un impact difficilement quantifiable sur les équilibres socio-économiques mondiaux. Enquête au cœur de la success-story au mille milliards de dollars qui ne dit pas son nom.
Les origines d’un géant
Retour en 1985. Aux États-Unis, le pays s’extirpe d’une violente récession causée par les terribles remèdes de choc anti-inflation administrés par la Réserve fédérale. Dans ce contexte de déréglementation économique prôné par l’administration Reagan, deux banquiers new-yorkais ambitieux vont saisir l’opportunité.
Stephen Schwarzman et Peter Peterson, fraîchement démissionnaires de la prestigieuse Lehman Brothers, réunissent 400 000 dollars de fonds de départ. Une paille à l’échelle de Wall Street, mais suffisante pour fonder leur société de conseil en fusions-acquisitions baptisée Blackstone.
Les premières années sont modestes, mais ces « self-made men » made in USA ne manquent ni d’audace ni de flair. En s’attaquant au lucratif secteur alors émergent du « private equity » (le capital-investissement), ils entrent dans une nouvelle dimension.
Le principe est simple : Blackstone rachète des sociétés non cotées en bourse, investit et retravaille les bases d’exploitation pour les développer avant de les revendre en encaissant une jolie plus-value.
Les années 1990 marquent un premier tournant. Rejoints par un troisième associé de poids, l’ex-banquier Roger Altman, futur secrétaire au Trésor américain, ils diversifient massivement les activités à l’international, créent un fonds de pension et surtout leur division immobilière devenue la vache à lait du groupe.
Dès lors, dans une frénésie d’acquisitions d’hôtels, de bureaux et de centres commerciaux, les milliards s’accumulent à un rythme effréné, on peut parler de boulimie immobilière à ce stade.
En 2007, la consécration arrive avec une introduction en fanfare de 4 milliards de dollars à la Bourse de New York. Un timing idéal juste avant que n’éclate la crise des subprimes qui va paradoxalement décupler la puissance de l’ambitieux hedge fund.
Le saviez-vous?
La fortune des trois associés est relativement “conséquente” : Roger Altman posséderait une fortune estimée à 227 millions de dollars, Peter Peterson 2 milliards de dollars (à son décès en 2018) et Stephen Schwarzman 38,5 Milliards de dollars.
Un empire tentaculaire
Quinze ans après ses débuts tonitruants en Bourse, l’empire Blackstone s’est considérablement étoffé, au point de défier l’entendement. Derrière les chiffres ahurissants se cache un conglomérat tentaculaire aux ramifications planétaires.
Au 31 décembre 2023, la firme de Stephen Schwarzman revendique la gestion d’un billion (mille milliards) de dollars d’actifs sous gestion, soit l’équivalent du PIB des Pays-Bas. Une manne colossale diluée dans 230 sociétés d’une vingtaine de fonds, répartis en 22 filiales présentes dans 25 pays.
Mais la clé de voûte de l’empire reste son mastodonte immobilier, Blackstone Real Estate Partners. Véritable tête chercheuse devenue la principale pourvoyeuse de profits, elle cristallise plus de la moitié des véhicules d’investissement du groupe.
Une emprise d’une telle ampleur que Blackstone se trouve être aujourd’hui le plus gros propriétaire bailleur privé du monde. En effet, Blackstone a la main sur un portefeuille de près de 12 500 biens immobiliers estimés à 600 milliards de dollars : hôtels de luxe, parcs d’attractions, musées privés, bureaux et résidences haut de gamme.
Des joyaux emblématiques comme la chaîne Hilton à Paris et Londres, le célèbre musée Madame Tussauds ou les parcs Sea World et Legoland appartiennent en réalité à Blackstone. Tout comme une myriade de sociétés dans les secteurs de la santé, la technologie, l’énergie ou les médias dont les blockbusters Matrix ou les succès de Justin Timberlake.
Un empire qui ne cesse de s’agrandir année après année, par le rachat incessant de nouvelles cibles en Europe comme l’Irlandais Winthrop ou l’Australien Energy Exemplar, et en Asie avec l’introduction en Bourse à Mumbai de sa filiale indienne Aadhar Housing Finance.
Une stratégie de conquête apparemment sans limites, portée par les réserves de trésorerie du fonds évaluées à plusieurs dizaines de milliards de dollars. De quoi réaliser les emplettes les plus joviales en ces temps d’austérité économique, comme le rachat en cours du groupe français de cosmétiques L’Occitane.
Un appétit résolument vorace pour le contrôle d’actifs partout dans le monde. Une stratégie gagnante qui fait rapidement pâlir la concurrence des banques d’investissement traditionnelles telles que Goldman Sachs ou Morgan Stanley. Mais à quel prix ?
Le saviez-vous?
Après le Stephen Schwarzman Stadium et le Stephen Schwarzman Building, le milliardaire annonce en 2013 la création de la bourse Schwarzman pour les étudiants de l’université Tsinghua de Pékin. Tout cela en plus d’être l’un des mécènes du Louvre!
La stratégie de conquête
Derrière la réussite insolente de Blackstone se cache une philosophie de conquête sans concessions, portée par son patriarche Stephen Schwarzman. Une vision d’un capitalisme libéré de toutes entraves où la soif de profits prime sur tout le reste.
Depuis les années 80, l’homme de 76 ans n’a eu de cesse de surfer sur chaque vague de déréglementation financière avec un insatiable appétit pour la spéculation.
Des débuts dans le private equity au rachat massif d’actifs immobiliers, des montages financiers sophistiqués aux stratagèmes d’optimisation fiscale douteux dévoilés par les Paradise Papers, rien ne semble avoir arrêté la quête effrénée de profits et de puissance de Schwartzman.
Car c’est bien une vision de conquête systémique qui l’anime. Comme il le confiait récemment, « Nous sommes à un point d’inflexion où les marchés non cotés financent davantage l’économie réelle que les marchés cotés ».
La crise de subprimes a drastiquement réduit le champ d’actions des banques d’investissements pour le plus grand plaisir des Hedge Funds qui, n’étant pas soumis à la même réglementation, se retrouve libéré d’un concurrent sur les marchés financiers à court terme.
Une forme de darwinisme financier que Schwarzman entend bien accélérer, en poursuivant l’acquisition méthodique de sociétés dans tous les secteurs clés : énergie, technologie, santé, transports, tourisme…
Mais à mesure que Blackstone étend ses ramifications et acquiert un pouvoir de marché démesuré, les inquiétudes sur les risques systémiques se renforcent. L’influence détenue par des entités largement non régulées grandit en faisant peser des risques de plus en plus grands sur les systèmes socio-économiques mondiaux.
Optimisation fiscale agressive, spéculation effrénée, conflits d’intérêts potentiels avec les pouvoirs publics… Le chemin de Blackstone vers la domination soulève de nombreuses zones d’ombre. Une réussite que Stephen Schwarzman semble bien décidé à poursuivre quoiqu’il en coûte.
Le saviez-vous?
En 2023, Blackstone regroupait 4695 employés répartis dans 25 pays contre 2900 salariés en 2020.
Conclusion
Une chose est certaine : le fonds a définitivement quitté l’ombre pour s’ériger en puissance de marché incontournable. Avec mille milliards de dollars d’actifs sous gestion et des ramifications atteignant tous les secteurs clés de l’économie mondiale, son influence défie désormais celle des poids lourds historiques de Wall Street.
Portée par la philosophie de conquête sans limites de son patriarche Stephen Schwarzman, cette réussite relève pourtant d’une trajectoire à bien des égards controversée.
Des origines modestes aux méthodes d’optimisation fiscale pour le moins douteuses en passant par les coups de poker spéculatifs audacieux, la success-story Blackstone porte l’empreinte d’un capitalisme financier débridé et opportuniste.
La mainmise grandissante de ce type de fonds d’investissement privés sur le financement de l’économie réelle soulève de lourdes interrogations. En se réfugiant dans les zones grises réglementaires, ces entités gagnent une marge de manœuvre propre à amplifier les risques systémiques tant leur poids dans les sphères socio-économique grandit.
Dans cette bataille pour la domination économique et politique à l’échelle planétaire, les moyens employés par des empires comme Blackstone jettent une lumière crue sur les dérives d’un capitalisme financier aujourd’hui devenu incontrôlable, laissant planer une inquiétude : celle de voir les intérêts privés d’une minorité de milliardaires investisseurs prendre le pas sur le bien commun des peuples et des nations.