Parmi les pays utilisant le dollar américain comme monnaie nationale, il y en a un dont la superficie est 30 fois plus petite que celle de la France : le Salvador. Mais au-delà de ces caractéristiques géographiques, c’est là-bas qu’en novembre 2021 Nayib Bukele, le jeune président à annoncé son projet : Bitcoin city!
Cette mégapole futuriste, pensée autour des technologies de crypto-monnaies, doit être construite en forme de cercle au pied du volcan Conchagua, à l’est du pays.
Avec ses quartiers résidentiels, ses zones d’entreprises high-tech, sa gigantesque usine géothermique et son monument dédié au Bitcoin, elle se veut la vitrine mondiale du Salvador en matière d’innovation numérique. Un projet pharaonique de 9 milliards de dollars, récompensé par les experts du design international.
Pourtant, la route semble bien cahoteuse pour ce petit État d’Amérique centrale de 6,3 millions d’habitants. Gangréné par la pauvreté avec un PIB par personne avoisinant les 5600 dollars, le Salvador peine à résorber ses déséquilibres économiques chroniques.
Déficits budgétaires et commerciaux abyssaux, dette publique étouffante, manque d’investissements étrangers… La liste des défis à relever est longue pour Nayib Bukele, l’homme qui a promis de transformer en profondeur son pays en misant sur les crypto-monnaies.
Le président Nayib Bukele
A 41 ans, Nayib Bukele tranche avec l’image des dirigeants qui l’ont précédé au Salvador. Fils d’un homme d’affaires palestinien et d’une mère catholique, cet ancien entrepreneur dans la communication politique dégage un parfum d’authenticité qui séduit une partie de la population.
Élu en 2019 sans étiquette partisane, il fait de la lutte contre les redoutables gangs qui gangrènent le pays sa priorité. Mais sa méthode, passant d’abord par des accords secrets avec les maras (l’un des gangs les plus connus du Salvador opérant aussi à Los Angeles) avant un tour de vis sécuritaire musclé, détonne.

En parallèle, le nouveau président s’attaque aussi à la corruption endémique, poussant l’audace jusqu’à faire irruption avec des militaires dans le Parlement pour accélérer le vote d’un budget.
Ces coups d’éclat lui valent d’être présenté comme une menace pour la démocratie par ses détracteurs, mais ces mêmes coups d’éclat lui permettent également de remporter une victoire écrasante aux législatives de 2021. Fort de sa très grande popularité, Nayib Bukele se fait alors surnommer le « dictateur le plus cool du monde ».
Depuis, le président concentre les pouvoirs, allant jusqu’à limoger des juges de la Cour suprême pour en nommer de nouveaux. Une dérive autoritaire qui ne l’empêche pas d’être réélu en 2024 pour un second mandat, validé par la Cour constitutionnelle remaniée.
Un pouvoir quasiment sans partage pour réaliser sa feuille de route : transformer le Salvador en plaque tournante des crypto-actifs.
Le saviez-vous?
82%, c’est le pourcentage de vote qu’a obtenu Nayib Bukele aux élections présidentielles du Salvador en 2024.
Le pari sur le Bitcoin
Le 7 septembre 2021, Nayib Bukele franchit un cap historique en faisant du Bitcoin une monnaie légale au Salvador, aux côtés du dollar américain. Une première mondiale pour une crypto-monnaie, qui vise à favoriser « l’inclusion financière, l’investissement, le tourisme, l’innovation et la croissance économique » selon les mots du président.
Mais cette décision controversée fait immédiatement grincer des dents les institutions financières internationales comme le FMI et les principaux partenaires commerciaux du Salvador. Tous implorent ce petit pays d’Amérique centrale de revenir sur une mesure jugée irresponsable.

Qu’à cela ne tienne, Bukele va même plus loin quelques mois plus tard en présentant les plans de Bitcoin City. Cette mégalopole circulaire de dernière génération, entièrement dédiée aux technologies des crypto-monnaies, doit sortir de terre à l’est du pays, au pied du volcan Conchagua qui l’alimentera en énergie géothermique verte.
Avec ses zones résidentielles et commerciales, ses infrastructures touristiques dernier cri et son immense place centrale en forme de bitcoin, le projet de 9 milliards de dollars vise à attirer les géants du secteur et les capitaux internationaux. Un pari fou pour ce petit État en crise, menacé du gel des financements du FMI s’il n’abandonne pas sa « folie Bitcoin ».
Le saviez-vous?
Le président Bukele a insisté sur le fait que la seule taxe présente dans la Bitcoin city serait la TVA sur les bitcoins, pas de taxe carbone, de taxe d’habitation, pas d’impôts fonciers et pas de taxe de séjour.
Les défis économiques
Si le Bitcoin cristallise toutes les attentions, les fondamentaux économiques du pays restent bien terre à terre et très préoccupants. Avec un PIB par habitant de seulement 5600 dollars et un salaire mensuel moyen de 385 dollars, le Salvador figure parmi les nations les plus pauvres des Amériques.
La situation s’est même dégradée depuis l’arrivée au pouvoir du président Bukele en 2019, avec un doublement du taux d’extrême pauvreté. Manque d’éducation, insécurité alimentaire, faible espérance de vie… les indicateurs sociaux sont alarmants dans ce petit État très densément peuplé.

Sur le plan macro-économique, les déséquilibres s’accumulent également. La balance commerciale affiche un déficit de près de 10 milliards de dollars en 2022, soit près d’un tiers du PIB national. Quant à la dette publique, si elle a reculé à 81% du PIB, elle reste difficilement soutenable pour les finances publiques exsangues.
Malmené par la crise sanitaire, le budget de l’État a en effet frôlé le défaut de paiement à plusieurs reprises récemment sous l’effet du déficit budgétaire. Dans ce contexte, le FMI et les créanciers internationaux réclament des réformes d’urgence, menaçant de suspendre leurs financements indispensables.
Faute de ressources naturelles et d’un réel tissu industriel, difficile pour ce petit pays de relancer une machine économique à l’arrêt. La construction de Bitcoin City apparaît alors comme la solution miracle pour le président Bukele. Mais ce pari très risqué suffira-t-il à redresser la situation ?
Le saviez-vous?
C’est le secteur textile qui est à la tête des exportations au Salvador, suivi des produits agricoles, représentant respectivement 35% et 14% des exportations.
Le poids des États-Unis
Si le Salvador cherche à se réinventer en hub technologique des crypto-monnaies, il reste encore très dépendant de son puissant voisin du Nord. Principal partenaire commercial, financier et fournisseur d’aide au développement, les États-Unis pèsent d’un poids considérable sur l’économie salvadorienne.
Mais les relations se tendent sérieusement avec l’arrivée au pouvoir du président Bukele. En cause, l’adoption du bitcoin comme monnaie légale, jugée irresponsable par les autorités américaines. Washington craint que ce projet cryptomonnaie ne serve de tremplin pour une dédollarisation rampante de l’économie salvadorienne.

Dans ce bras de fer, Nayib Bukele cherche à se rapprocher de nouveaux partenaires comme la Chine. Une stratégie de rééquilibrage risquée, tant les liens économiques, financiers et migratoires avec les États-Unis restent prépondérants pour ce petit pays très dépendant.
Négliger les mises en garde de son allié historique pourrait se révéler une erreur stratégique pour le dirigeant salvadorien. Sauf si son pari sur le bitcoin et Bitcoin City s’avérait être le choc économique tant espéré pour sortir son pays du marasme.
Le saviez-vous?
Les États-Unis représentent à eux seuls 30% des importations et 40% des exportations du Salvador en 2022.
Perspectives d’avenir
Si le chemin à parcourir s’annonce encore très long et semé d’embûches, Nayib Bukele ne semble pas près de renoncer à son rêve Bitcoin City.
Tout juste réélu, le président poursuit sa politique d’accumulation de bitcoins sans se soucier des critiques. Une façon de démontrer sa détermination à long terme pour en faire la pierre angulaire du développement économique salvadorien.
La prochaine étape clé sera le lancement effectif des « volcano bonds », ces obligations d’État libellées en crypto-monnaies. Un succès permettrait de récupérer les précieux financements aujourd’hui bloqués par les institutions traditionnelles comme le FMI.
Mais même en cas de levée de fonds réussie, le plus dur restera à faire : convaincre les entreprises de la crypto-sphère et les investisseurs d’arrimer leurs navires au projet Bitcoin City.
Séduire les géants de la tech sera indispensable pour que cette Alexandrie des temps moderne devienne un véritable aimant à capitaux, touristes et créateurs de richesses.
Dans cette optique, le gouvernement Bukele devra impérativement relancer l’adoption du Bitcoin par la population. En dépit des efforts déployés jusqu’ici, les utilisateurs ne représentent encore qu’une infime minorité. Un développement du mining local et une campagne de pédagogie auprès des Salvadoriens seront incontournables.
Enfin, un défi de taille attend le dirigeant : réussir à concilier son projet crypto avec la normalisation des relations avec les partenaires financiers et commerciaux traditionnels du pays. Tout en courtisant de nouvelles amitiés comme la Chine.
Un redoutable exercice d’équilibrisme diplomatique et économique pour ce petit pays en quête de souveraineté financière.