Résumé :
- Le mal-être au travail représente une perte de 300 milliards d’euros par an pour la France (10,6% du PIB)
- Chaque salarié français génère 14 840 euros de coûts liés au mal-être professionnel
- L’absentéisme bondit de 40% depuis 2019, passant de 3,2% à 4,5%
- La dépression devient la première cause d’invalidité professionnelle mondiale
- L’industrie s’en sort mieux que les banques et transports grâce à l’esprit d’équipe
L’ironie frappe fort. Bercy s’échine à dénicher 40 milliards d’euros d’économies pour équilibrer le budget 2026, pendant qu’une saignée économique sept fois plus importante passe inaperçue. Cette hémorragie porte un nom : le mal-être au travail. Victor Waknine, cofondateur du cabinet Mozart Consulting, qualifie ce phénomène d’angle mort total de la politique économique française.
En 2024, cette souffrance professionnelle engloutit près de 300 milliards d’euros, soit 10,6% du PIB national. Cette somme dépasse le budget de l’Éducation nationale et celui de la Défense réunis. Une bombe à retardement qui mine la compétitivité française depuis des années, dans l’indifférence des décideurs publics et privés. Pourtant, les solutions existent et certains secteurs prouvent déjà leur efficacité.
L’ampleur du désastre économique révélée
Mozart Consulting publie son étude annuelle et les résultats donnent le vertige. Le cabinet mesure désormais une facture de 14 840 euros par salarié et par an. Cette méthodologie, baptisée Indice de bien-être au travail (Ibet), s’appuie sur les données officielles de la Dares et de la Caisse d’assurance-maladie pour évaluer la santé des entreprises françaises.
Évolution du coût du mal-être au travail :
Année | Coût total | Coût par salarié | Évolution |
2016 | 230 milliards € | 11 400 € | – |
2024 | 300 milliards € | 14 840 € | +30% |
Cette progression de 70 milliards d’euros en huit ans témoigne d’une dégradation accélérée des conditions de travail. L’augmentation de 3 440 euros par salarié révèle que le problème s’intensifie plus vite que l’inflation ou la croissance économique.
Pour mettre cette somme en perspective : les 40 milliards que recherche actuellement le gouvernement représentent à peine 13% de cette perte économique annuelle. Aucune des pistes évoquées pour redresser les finances publiques – hausse de la fiscalité, baisse des dépenses, TVA sociale ou année blanche – ne s’attaque à ce gisement d’économies potentielles. Un paradoxe qui interroge sur les priorités de l’action publique.
Anatomie d’une hémorragie invisible
Identifier tous les coûts du mal-être relève du défi pour les entreprises. Thomas Perrin, directeur général adjoint du groupe Apicil, décortique cette facture cachée qui se répartit en trois grandes catégories aux impacts bien différents.
Répartition des coûts du mal-être professionnel :
- Absentéisme (25%) : arrêts plus fréquents et plus longs
- Turnover (25%) : départs, recrutements, formations
- Présentéisme (50%) : salariés présents mais désengagés
L’observatoire Axa confirme l’explosion de l’absentéisme avec un taux qui grimpe de 3,2% en 2019 à 4,5% en 2024. Plus préoccupant encore, la durée moyenne des arrêts s’allonge de 20 à 23,3 jours. Cette évolution suggère que les salariés ne prennent plus seulement des arrêts courts pour souffler, mais développent des pathologies plus lourdes nécessitant des congés prolongés.
Le turnover déclenche une cascade de coûts souvent sous-estimés. Quand un collaborateur quitte son poste par mal-être, l’entreprise doit publier des annonces, organiser des entretiens, intégrer le nouveau salarié, le former, sans compter la pression supplémentaire exercée sur l’équipe restante qui doit assurer les tâches en attendant. Cette rotation permanente érode la productivité et la cohésion des équipes.
Le présentéisme reste le plus sournois. Ces collaborateurs physiquement présents mais psychologiquement absents ne travaillent pas à pleine capacité. Ils peuvent passer des heures au bureau sans être véritablement productifs, naviguant entre désengagement et épuisement. Cette forme silencieuse de mal-être échappe aux statistiques traditionnelles tout en rongeant la performance des organisations.
Secteurs gagnants, secteurs perdants : qui s’en sort ?
L’Indice de bien-être au travail révèle des disparités importantes entre secteurs d’activité. L’industrie domine le classement avec des scores élevés, contrastant avec les performances inquiétantes du transport et des banques qui affichent des résultats alarmants.
Cette hiérarchisation s’explique par des facteurs organisationnels concrets. Victor Waknine explique :
« Dans une usine, on travaille au sein d’une équipe, dans un cadre collectif. Même si l’on ne réalise qu’une petite partie d’un tout, comme une voiture, cet environnement crée un fort sentiment d’appartenance »
Classement par secteur (Indice Ibet) :
- Industrie : Score élevé – Travail en équipe, objectifs concrets
- Numérique : Score moyen – Pratiques variables selon les entreprises
- Transport : Score faible – Isolement, contraintes horaires
- Banques : Score faible – Pression commerciale, objectifs quantitatifs
Cette dimension collective constitue un antidote naturel à l’isolement professionnel et à la perte de sens. Dans l’industrie, chaque ouvrier voit le résultat concret de son travail, qu’il s’agisse d’une pièce automobile ou d’un produit fini. Cette tangibilité du résultat renforce l’engagement.
Les métiers du numérique occupent une position intermédiaire, reflétant la diversité des pratiques managériales dans ce secteur en pleine évolution. Certaines entreprises tech innovent en matière de bien-être quand d’autres reproduisent les travers du management traditionnel.
Génération sacrifiée : pourquoi les jeunes craquent
Les indicateurs se dégradent particulièrement chez les jeunes actifs, révélant une fracture générationnelle préoccupante. Anne-Sophie Godon-Rensonnet, directrice chez Malakoff Humanis, observe ce changement :
« Les médecins nous le disent : ils sont plus attentifs à leur santé mentale et ont pris conscience de son importance. Ils en parlent aussi plus facilement. »
Cette génération refuse de subir en silence ce que leurs aînés ont enduré. Elle verbalise sa souffrance et revendique un équilibre vie professionnelle-vie personnelle que les générations précédentes n’osaient réclamer.
Facteurs de mal-être identifiés par Marc Beretta (HEC) :
- Charge de travail excessive et pression temporelle constante
- Conditions de travail dégradées (open space, bruit, interruptions)
- Management autoritaire et manque de reconnaissance
- Discriminations diverses (âge, genre, origine)
- Insécurité de l’emploi et précarisation des contrats
- Perte de sens au travail et objectifs déconnectés des valeurs
Cette génération subit de plein fouet ces facteurs de risque qui heurtent frontalement leurs attentes d’épanouissement professionnel. Contrairement à leurs aînés, les jeunes actifs n’acceptent plus de « faire carrière » dans un emploi qui les détruit psychologiquement.
La perte de sens au travail constitue leur principale source de souffrance. Les organisations focalisées uniquement sur les objectifs quantitatifs – chiffre d’affaires, parts de marché, rentabilité – négligent les aspects qualitatifs comme l’utilité sociale, l’impact environnemental ou l’épanouissement des équipes. Cette approche réductrice génère une déshumanisation du travail particulièrement mal vécue par les nouvelles générations.
Dépression mondiale : quand la France suit une tendance planétaire
Le phénomène français s’inscrit dans une dynamique mondiale inquiétante. Marc Beretta tire la sonnette d’alarme :
« Depuis deux ans, la dépression est devenue la principale cause d’invalidité professionnelle dans le monde. »
Cette évolution place la souffrance psychique au cœur des enjeux économiques contemporains.
L’universalisation de cette souffrance révèle les limites d’un modèle économique qui privilégie systématiquement la performance à court terme au détriment du bien-être humain. Les entreprises qui maintiennent cette approche découvrent progressivement que leur rentabilité immédiate se paie par des coûts cachés exponentiels.
Cette tendance mondiale s’accompagne d’une prise de conscience croissante. L’Organisation mondiale de la santé classe désormais le burn-out comme un « phénomène lié au travail » et plusieurs pays commencent à légiférer sur le droit à la déconnexion ou la semaine de quatre jours.
Les solutions qui marchent : l’exemple de l’industrie alimentaire
Face à ce constat alarmant, des solutions émergent et font leurs preuves. Jullien Brézun, directeur de Great Place To Work, mise sur la confiance retrouvée :
« Dans un environnement propice, les salariés osent proposer des idées, donner leur avis, innover… Le premier levier pour la rétablir est la culture managériale. »
Cette transformation passe par la restauration d’espaces d’échange authentiques entre salariés et hiérarchie. Paradoxalement, l’intensification du travail liée aux restructurations permanentes a fait disparaître ces moments de dialogue pourtant indispensables à l’efficacité collective et au bien-être des équipes.
Leviers d’amélioration identifiés :
- Restauration du dialogue social et des espaces d’échange
- Formation des managers aux pratiques bienveillantes
- Reconnaissance du travail et des compétences
- Autonomie accrue dans l’organisation des tâches
- Clarification du sens et de l’utilité du travail accompli
L’industrie alimentaire fait figure d’exemple concret avec sa capacité à redresser ses indicateurs de bien-être. Thomas Perrin salue « une culture de la prévention plus ancrée, avec un meilleur dialogue social » dans ce secteur. Cette réussite s’explique par une tradition de négociation collective et une proximité managériale héritée de l’organisation industrielle traditionnelle.
Cette transformation génère des retours sur investissement mesurables : baisse de l’absentéisme, réduction du turnover, amélioration de la productivité et de la qualité. Pourtant, la France reste à la traîne sur la question du retour sur investissement des politiques de bien-être, beaucoup d’entreprises peinant encore à quantifier les bénéfices de ces approches préventives.