Résumé :
- 211 milliards d’euros d’aides publiques versés aux entreprises françaises en 2023, soit l’un des premiers budgets de l’État
- Aucun suivi centralisé : l’administration était incapable de donner le montant exact, avec des estimations variant de 70 à 223 milliards d’euros
- Plus de 2 200 dispositifs d’aides différents créent une jungle administrative incontrôlable
- Paradoxe choquant : certaines entreprises perçoivent des aides publiques tout en annonçant des licenciements massifs
- 26 recommandations unanimes des sénateurs pour imposer transparence, conditionnalité et remboursement en cas de délocalisation
Il a fallu qu’une commission d’enquête sénatoriale s’y colle pendant six mois pour avoir enfin une vision d’ensemble. Le résultat de leurs investigations, rendu public ce mardi 8 juillet, révèle un système d’aides publiques aux entreprises devenu incontrôlable, où même les services de Bercy peinent à s’y retrouver.
Bercy dans le brouillard
L’histoire commence par un aveu gênant. Quand les sénateurs demandent au ministère de l’Économie le montant total des aides versées aux entreprises, la réponse tourne au fiasco. « L’administration a été incapable de nous dire combien elle donnait, à qui et à quoi cela servait », déplore Fabien Gay, le rapporteur communiste de la commission.
Les chiffres avancés par les différents services divergent dans des proportions stupéfiantes. France Stratégie évoque 223 milliards d’euros, l’Insee parle d’un « plancher » à 70 milliards, l’Inspection générale des finances table sur 88 milliards. Même le ministre Éric Lombard navigue à vue avec ses 150 milliards, tandis qu’Emmanuel Macron mentionnait 98 milliards lors d’une allocution télévisée.
« Il n’y a pas de tableau qui recense toutes les aides de l’État aux entreprises », avait reconnu Claire Cheremetinski, directrice adjointe du Trésor, lors de son audition. « Il serait très bien d’avoir un tel tableau pour le suivi des aides, mais il n’existe pas. »
33 patrons face aux sénateurs
Face à cette pagaille administrative, les sénateurs ont choisi de faire du terrain. Pendant 87 heures d’auditions, ils ont fait défiler 33 dirigeants des plus grandes entreprises françaises. TotalEnergies, LVMH, Sanofi, Michelin, Lactalis, STMicroelectronics… Tous ont défilé devant la commission, contraints de révéler sous serment le montant exact des aides perçues.
« C’est la première fois qu’autant de PDG viennent répondre pendant une heure aux questions sans concession de parlementaires », se félicite Fabien Gay. Un exercice de transparence qui a surpris les sénateurs eux-mêmes, habitués à plus d’opacité de la part des grands groupes.
Cette méthode artisanale a permis d’établir la répartition de cette manne publique :
- Les dépenses fiscales représentent 88 milliards d’euros
- Les allégements de cotisations sociales 75 milliards
- Les interventions de Bpifrance 41 milliards
- Les subventions directes 7 milliards.
Aides publiques aux entreprises : plus de 2 200 dispositifs dans la nature
L’autre chiffre incroyable qui est ressorti de cette commission d’enquête, c’est 2 252. En effet, il existe plus de 2 200 dispositifs d’aides différents en France. Une jungle administrative où même les entreprises peinent à s’y retrouver. Au point que des cabinets de conseil se sont spécialisés dans la « chasse aux primes », prélevant jusqu’à 30 % du montant du crédit d’impôt recherche qu’ils aident les PME à obtenir.
« Le paysage des aides publiques aux entreprises semble aujourd’hui éclaté et échapper à toute réflexion d’ensemble », constate le rapport. Une situation qui perdure depuis des années. En 2003 déjà, Alain Etchegoyen, commissaire au Plan, décrivait les aides publiques comme « une sorte de jungle vierge dans laquelle l’État lui-même hésite à s’aventurer ».
Quand les aides financent les licenciements
L’enquête sénatoriale prend une dimension particulière dans le contexte actuel. Pendant que les auditions se déroulaient, plusieurs géants industriels annonçaient des plans sociaux. ArcelorMittal supprimait 600 postes, Michelin fermait deux usines, STMicroelectronics envisageait le départ de 1 000 salariés.
Un paradoxe qui choque : ces mêmes entreprises continuent de percevoir des aides publiques substantielles tout en licenciant. Le cas Michelin illustre parfaitement cette situation. L’entreprise avait utilisé une partie du crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) pour acheter six machines destinées au site de La Roche-sur-Yon, fermé en 2020. Ces machines ont finalement été transférées sur d’autres sites européens.
« Si le CICE n’a pas servi aux machines qui sont restées en France, il ne serait pas anormal qu’on le rembourse », avait reconnu Florent Menegaux, le président de Michelin, lors de son audition.
26 recommandations pour reprendre le contrôle
Face à ce constat, les sénateurs formulent 26 recommandations pour remettre de l’ordre dans ce système. Leur objectif : provoquer un « choc de transparence », de « rationalisation » et de « responsabilisation ».
Premier chantier : créer enfin un tableau de bord digne de ce nom. L’Insee devrait établir d’ici 2027 un recensement détaillé et actualisé chaque année des aides publiques versées aux entreprises. Une évidence qui n’existait pas jusqu’à présent.
Deuxième axe : conditionner davantage les aides. Les sénateurs veulent imposer le remboursement total des aides si une entreprise délocalise dans les deux ans. Ils proposent aussi d’exclure le montant des aides publiques du calcul des dividendes distribuables aux actionnaires.
Troisième priorité : rationaliser le maquis des dispositifs. L’objectif affiché est de diviser par trois le nombre de dépenses fiscales et de subventions d’ici 2030.
Un consensus politique rare
Fait notable : ces recommandations ont été adoptées à l’unanimité par une commission à majorité de droite. « Jamais je n’aurais cru possible d’obtenir que de telles propositions soient votées à l’unanimité dans une commission à majorité de droite sénatoriale », se réjouit le rapporteur communiste Fabien Gay.
« On a réussi à trouver un bloc commun, dans un souci d’efficacité, pour que ce rapport ne reste pas lettre morte »
Olivier Rietmann, le président LR de la commission.
Les sénateurs espèrent maintenant être entendus par François Bayrou. Leurs propositions pourraient faire l’objet de propositions de loi ou d’amendements aux prochains projets de loi de finances.