Résumé :
- Opacité totale : Aucune administration ne dispose d’un tableau de bord centralisé pour suivre les 2 200 dispositifs d’aides publiques aux entreprises, représentant le premier budget de l’État.
- Montants contradictoires : Les estimations varient de 70 à 250 milliards d’euros selon les organismes, le ministère de l’Économie retenant finalement 150 milliards d’euros pour 2023.
- Contrôle défaillant : Les aides sont vérifiées formellement mais jamais évaluées sur leur efficacité réelle, empêchant tout suivi de leur utilisation par les entreprises bénéficiaires.
- Cloisonnement administratif : Chaque organisme (Urssaf, DGFiP, Ademe, France 2030) gère ses dispositifs sans coordination, rendant impossible une vision globale du système.
- Arbitrages budgétaires à l’aveugle : Les décisions de réduction ou d’augmentation des aides se basent sur des suppositions faute d’évaluations rigoureuses, fragilisant la gestion des finances publiques.
Un système à 2 200 dispositifs sans pilotage central
La commission d’enquête présidée par Olivier Rietmann (LR) et rapportée par Fabien Gay (PC) a mené 70 auditions en six mois pour cartographier les aides aux grandes entreprises. Le constat est accablant : environ 2 200 dispositifs distincts coexistent sans coordination, allant des subventions directes aux allégements fiscaux en passant par les réductions de cotisations sociales.
Aucune administration ne dispose d’une vision globale de ce système tentaculaire. Claire Cheremetinski, directrice générale adjointe du Trésor, l’a reconnu sans détour :
« Il n’y a pas de tableau qui recense toutes les aides de l’État aux entreprises. Il serait très bien d’avoir un tel tableau pour le suivi des aides, mais il n’existe pas. »
Des estimations qui varient du simple au triple
L’absence de pilotage centralisé se traduit par des évaluations contradictoires du coût total. L’INSEE propose une estimation plancher à 70 milliards d’euros pour 2023, l’Inspection générale des finances avance 88 milliards, la Direction générale des entreprises évoque 150 milliards. D’autres sources mentionnent des montants allant jusqu’à 250 milliards d’euros.
Le ministère de l’Économie a finalement arrêté son chiffrage à 150 milliards d’euros : 40 milliards de dépenses fiscales (dont 8 milliards pour le crédit d’impôt recherche), 30 milliards de dépenses budgétaires et 80 milliards d’allégements de cotisations sociales.
Un contrôle formel sans évaluation d’efficacité
La distinction entre « contrôle » et « suivi » illustre les failles du système. Les administrations vérifient que les entreprises respectent les critères d’éligibilité mais n’évaluent pas l’utilisation effective des fonds. Marc Auberger, inspecteur général des finances, précise : « L’administration fiscale vérifie l’éligibilité des dépenses pour le crédit d’impôt recherche, mais vous ne savez pas combien de chercheurs sont employés par une entreprise bénéficiaire. »
Cette approche purement administrative explique pourquoi des cas comme le crédit d’impôt jeux vidéo d’Ubisoft (24 millions d’euros) n’ont été remis en cause qu’après intervention de l’IGF.
Des entreprises elles-mêmes perdues dans la complexité
Les 33 grandes entreprises auditionnées ont reconnu leurs difficultés à identifier l’ensemble des aides perçues. Charles Amyot, PDG d’ExxonMobil France, avoue :
« Il n’a pas été simple pour nous de définir ce qu’est une aide publique et d’en faire l’inventaire, ce qui est révélateur d’un système complexe. »
Sébastien Bazin, PDG d’Accor, considère même que « cette convocation nous est bénéfique, car elle nous a amenés à réfléchir à ce dont nous avons bénéficié. »
L’impossible vérification des engagements
L’affaire Michelin illustre l’impuissance du système de contrôle. Malgré l’annonce de 1 254 suppressions d’emplois et les vérifications promises par Michel Barnier, l’IGF n’a pas pu enquêter sur les aides perçues par l’équipementier. Motif : ses agents étaient déjà mobilisés sur le dossier Sanofi, une enquête monopolisant trois agents pendant un mois et demi.
Le rapport sur Sanofi n’a d’ailleurs pas été rendu public, officiellement en raison du secret fiscal.
Un cloisonnement administratif généralisé
Chaque organisme gère ses dispositifs en vase clos : Urssaf, Direction générale des finances publiques, Ademe, Centre national du cinéma, France 2030 fonctionnent sans coordination. Marc Auberger dénonce cette organisation : « Tout est cloisonné. Chacun gère ses dispositifs. Cela interroge. »
Cette fragmentation rend impossible toute évaluation globale de l’efficacité des politiques publiques et fragilise les arbitrages budgétaires.
Des décisions budgétaires prises à l’aveugle
L’exemple de l’aide à l’apprentissage démontre les conséquences de cette opacité. Les 21 milliards d’euros alloués à ce dispositif ont été réduits dans le budget 2025 sur la base de suppositions, sans évaluation rigoureuse préalable.
Olivier Rietmann pointe du doigt cette méthode : « Les décisions de réduction se sont fondées sur des suppositions, sans s’appuyer sur des évaluations rigoureuses. »
Un consensus sur la nécessité de réformes
Économistes, agents de l’État et parlementaires s’accordent sur l’urgence d’une réforme. Maxime Combes, co-auteur d’analyses sur les aides publiques, alerte : « Si le même constat était fait sur les aides sociales, cela ferait scandale depuis des années. »
Seul Éric Lombard, ministre de l’Économie, défend le système actuel :
« Le gouvernement estime que les crédits d’impôt sont efficaces et utiles. Sinon, nous saisirions ces 150 milliards d’euros pour régler le problème du déficit budgétaire. »
La commission sénatoriale démontre qu’en l’absence de transparence et d’évaluation, aucun arbitrage budgétaire rationnel n’est possible sur le premier poste de dépenses de l’État.